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Interview de Me Yawovi AGBOYIBO : « Le message du Président Faure Gnassingbé à Berlin, me paraît être une réaction de désespoir aux multiples dialogues qu’il a initiés »

Togo - Politique
Ses rares sorties médiatiques ont toujours suscité des commentaires. Lui c’est Me Madji Yawovi AGBOYIBO, président d’honneur du Comité d’Action pour le Renouveau (CAR, opposition). Il a été également ancien Premier ministre, ancien président de la Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH) et ancien président du cadre de discussion ayant accouché de l’Accord Politique Global (APG).
Il se prononce dans cette interview sur la crise qui déchire le CAR, mais également sur des sujets de politique nationale. Y a-t-il possibilité de recoller les morceaux au CAR et ramené la sérénité au sein du parti des déshérités ? A cette question, Me Yawovi AGBOYIBO se montre optimiste.

Il ne passe pas sous silence la récente lettre pastorale des évêques du Togo. Il y puise l’argument de poids en faveur du rôle à jouer par le peuple dans le processus des réformes.

Il revient plus longuement sur le sort de l’APG et le débat qui bat son plein sur la question des réformes constitutionnelles et institutionnelles à réaliser et l’approche proposée par le Président Faure Gnassingbé au cours de son séjour en Allemagne. Pour l’ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats du Togo, le message du Président Faure Gnassingbé à Berlin est une réaction de désespoir aux multiples dialogues qu’il a initiés sans lendemain à l’endroit des acteurs politiques depuis l’APG.



Lire l’intégralité de l’interview.



Afreepress : Depuis votre lettre du 26 février 2016 adressée aux militants du CAR, vous ne vous êtes plus fait entendre sur la crise qui secoue votre parti. Qu’est-ce qui explique ce silence ?

Me Agboyibo : Je persiste à penser que la crise survenue au CAR est un incident domestique malheureux qu’il faut savoir régler en famille. Je suis au demeurant convaincu qu’elle va pouvoir être dénouée bientôt, d’une façon ou d’une autre.

D’accord, mais sur le plan politique beaucoup de choses ont eu lieu. Parlons de la question qui occupe aujourd’hui les Togolais. Dans une interview accordée le 14 juin 2016 à la radio Deutsche Welle, le Président Faure Gnassingbé a déclaré ce qui suit : « le débat (sur les réformes politiques) ne doit pas être fait par des politiques parce que nous sommes des acteurs …. Nos intellectuels sont là pour plancher sur cette question ... Mon souhait en tant qu’Africain, c’est que ce débat soit mené par des intellectuels, des universitaires et qu’ils puissent nous donner des pistes. Je crois que l’Afrique aujourd’hui regorge d’intellectuels, d’universitaires et d’une société civile assez dynamique qui peuvent mener ce débat … ».


Pour avoir présidé le Dialogue national de 2006 qui a accouché de l’Accord Politique Global (APG). Comment analysez-vous cette approche du Chef de l’Etat ?

Me Agboyibo : Le message du Président Faure Gnassingbé à Berlin, me paraît être une réaction de désespoir aux multiples dialogues qu’il a initiés sans lendemain à l’endroit des acteurs politiques depuis l’APG.


Qu’est-ce à dire ?

Me Agboyibo : Les propos du chef de l’Etat sont de nature à faire croire que les discussions en perspective au sujet des réformes constitutionnelles et institutionnelles sont un dialogue nouveau alors qu’il s’agit d’un dialogue de mise à exécution d’engagements souscrits antérieurement par le gouvernement dans l’APG de 2006, en son chapitre III, qui a pris soin de préciser les parties habilitées à poursuivre les discussions initiales et le consensus comme mode de prise des décisions.

Les universitaires et autres intellectuels ne peuvent pas siéger au dialogue d’application de l’APG en remplacement des protagonistes désignés par l’Accord.

Cela dit, encore faut-il que les acteurs politiques dont on veut préserver les prérogatives, croient au dialogue pour le règlement de leurs dissensions. Si la question mérite d’être posée, c’est parce que, par son parcours, l’opposition a révélé qu’elle comporte en son sein deux courants idéologiques qui se sont constamment combattus sur la question du dialogue avec le régime.


Quels sont ces deux courants politiques dont vous parlez ?


Me Agboyibo : Les deux courants sont d’accord sur l’idée que le régime ne peut céder à l’aspiration des togolais à l’alternance sans sentir en face des pressions fortes venant de nos populations et de la communauté internationale. La divergence, c’est sur la façon de gérer les pressions.

Le premier courant s’inscrit dans la continuité des forces vives qui ont œuvré à la réalisation des acquis démocratiques de 1987 à 1991, en couplant avec les pressions, des discussions menées entre les citoyens et le régime sous l’égide, dans un premier temps, de la Commission Nationale des Droits de l’Homme (CNDH), puis du Front des Associations pour le Renouveau (FAR), lequel processus allait déboucher sur l’alternance avec le départ du feu Président Eyadema à l’issue d’une transition à incarner par un parlement et un gouvernement à composition mixte paritaire.

Je souligne en passant que cette façon d’évoluer d’un régime monolithique vers un système démocratique pluraliste qui a été également adoptée par nos voisins du Bénin, a réussi chez eux, grâce au soutien du Peuple.

Au Togo, après une période de succès de 1987 à 1991, la méthode s’est heurtée à des difficultés sérieuses à la veille de la conférence nationale avec l’entrée en scène des acteurs d’un style nouveau qui se sont employés à inculquer dans les esprits, l’idée que le dialogue avec le régime est un acte de trahison du Peuple. Ce courant hostile au dialogue a connu un surcroit de succès avec le retour de Gilchrist Olympio en Juillet 1991, du fait que les Togolais ont trouvé en lui l’opposant qui, pour rien au monde, ne pouvait se mettre autour d’une table avec le Général Eyadema, l’assassin présumé de son père, pour discuter avec lui.

Le syndrome d’hostilité au dialogue avec le régime avait imprégné les esprits à telle enseigne que quiconque osait le braver s’exposait à de pires propos de diabolisation.

Il a fallu que le CAR prenne d’énormes risques aux dépens de son électorat pour que le dialogue inter-togolais, recommandé en 1998 par l’Union Européenne, se soit tenu et ait donné lieu à l’Accord-cadre signé en Juillet 1999 par toutes les forces politiques représentatives de l’opposition.

Sept ans après, à la suite des 22 engagements souscrits par le Togo envers l’Union Européenne, le CAR a pris des risques similaires en acceptant dans un climat d’hostilité entretenu par certains partis de l’opposition, de présider le dialogue national clôturé par l’Accord Politique Global (APG) en août 2006.

Ce climat d’hostilité ayant persisté après la signature de l’APG, le CAR a dû sacrifier une fois de plus son électorat en consentant que son Président dirige le gouvernement transitoire en 2006-2007, pour organiser les élections législatives d’octobre 2007 et faire reprendre la coopération en 2008.

Depuis lors, les dialogues initiés par le pouvoir n’ont dégagé le consensus qu’il fallait en termes de participants pour leur conférer un caractère national. Le Chef de l’Etat ne pouvait, dans ces conditions, continuer indéfiniment à initier des invitations au dialogue. Il a fini par en être désespéré.

C’est en ce sens que je disais à l’instant que les propos tenus par le Président Faure à Berlin comportent une teinte de désespoir. Et comme toute réaction de désespoir, l’option prise me paraît erronée. Il faut une solution de rechange.


Dans son interview, le Chef de l’Etat a également pris à témoin le Peuple !


Me Agboyibo : Cette référence au Peuple a le mérite d’indiquer la bonne direction à prendre pour la crédibilité du dialogue. Je le pense d’autant plus qu’il n’y a pas lieu de douter que le Chef de l’Etat a fait mention du Peuple sans prendre en compte ses prérogatives rappelées par les Evêques du Togo dans leur lettre pastorale du 27 avril 2016.

Dans ce document, les Evêques ont souligné en des termes lumineux, que le Peuple est l’acteur politique au premier rang dans une démocratie et dans tout pays qui y aspire, les gouvernants ne devant venir qu’en deuxième rang. C’est au Peuple qu’il revient de décider dans l’exercice de son rôle de premier ordre, des modalités et du contenu des réformes.

Le Chef de l’Etat, garant de la primauté du peuple sur le gouvernement, a la responsabilité de tout mettre en œuvre pour éviter les erreurs du passé en veillant à ce que les réformes politiques en perspective jouissent d’un plein soutien des populations.


Pouvez-vous préciser les erreurs du passé dont il s’agit ?

Me Agboyibo : Pour une meilleure compréhension de ma réponse à votre question, il ne me semble pas superflu de répéter que, si contrairement à ce qui s’est passé au Bénin, le processus démocratique a dérapé au Togo, c’est parce qu’avec l’entrée en scène des populistes en mai 1991, le Peuple a soudainement changé d’attitude sur la question du dialogue avec le régime.

Jusqu’à fin avril 1991, les populations de toutes les régions du Togo ont apporté un soutien sans faille au processus de dialogue couplé avec les pressions de rue. On se souvient que c’est dans l’enthousiasme qu’à l’appel du Front des Associations pour le Renouveau (FAR), les populations ont massivement pris d’assaut les rues de Lomé le 16 mars 1991.

Cette descente dans les rues a amené, deux jours après, le 18 mars 1991, le Président Eyadema à rencontrer les dirigeants du FAR pour des discussions à l’issue desquelles il a marqué son accord sur toutes les revendications formulées : le rétablissement du multipartisme, l’adoption d’une loi d’amnistie permettant à nos compatriotes contraints à l’exil de rentrer au pays, les doléances des étudiants, la tenue d’une assise nationale des forces vives du Pays en vue de la mise en place des institutions ad hoc pour une gestion transitoire et la définition d’un calendrier pour l’organisation des élections locales, législatives et présidentielles ...

Du jour au lendemain, dès la première semaine de mai 1991, la situation a changé. Les populistes ont fait basculer l’opinion publique dans le sens du rejet de toute idée de dialogue ou de transition avec le régime. Pour eux, le pouvoir est à conquérir dans l’euphorie de la rue. Ils firent de Gilchrist Olympio à son arrivée en juillet 1991, un épouvantail terrible pour le régime. Le Général Eyadema en avait horriblement peur au point que pour s’en protéger, il a décidé de lui barrer l’accès au fauteuil présidentiel par une série de verrous qu’il a fait introduire dans la Constitution du 4 octobre 1992 par la révision constitutionnelle du 31 décembre 2002, adoptée par une assemblée monolithique RPT dans un mépris total du Peuple.

Et c’est pour mettre sa personne et ses proches à l’abri de toute surprise des lendemains que le feu Président Eyadema s’est accordé par des textes, la latitude de nommer à sa guise les présidents et les membres tant des organes de gestion du pays que des institutions de contrôle et de régulation des actions de ces organes.

L’arsenal institutionnel ainsi mis en place est demeuré quasiment intact jusqu’à ce jour, la peur et les défis sans lendemain qu’entretenaient les populistes par la violence verbale ayant survécu au feu président Eyadema nonobstant l’accord signé en mai 2010 entre le Président Faure et Gilchrist Olympio.

Les réformes constitutionnelles et institutionnelles en perspective ne sont donc pas une mince affaire parce qu’il s’agit de rechercher les voies et moyens appropriés pour redonner du sens aux institutions réduites par les verrouillages à l’état de ces « ossements humains sans vie » dont parle le prophète Ezéchiel dans les Ecritures saintes.

L’enjeu étant énorme, il faudra, en l’abordant, avoir une vision claire des objectifs à atteindre.


Quels sont selon vous ces objectifs ?


Me Agboyibo : Je me bornerai à en souligner deux :

L’opposition devra à l’occasion des discussions, cesser de se nourrir de l’illusion que, quand bien même elle n’aurait pas obtenu l’ensemble des dispositions de l’APG concernant le cadre électoral, elle peut gagner un scrutin présidentiel à un tour, pourvu qu’elle se batte pour avoir le minimum de ces réformes et se soude derrière un candidat unique.


Il convient par ailleurs que l’opposition se rende à l’évidence qu’aussi longtemps que les gouvernants persisteront à être les maîtres absolus de la composition et du fonctionnement des institutions de contrôle et de régulation de la gouvernance des libertés publiques et des richesses nationales, la minorité de riches dénoncée par le Chef de l’Etat dans son message du 26 avril 2012 continuera à s’enrichir pendant que la masse des déshérités s’appauvrira de plus en plus.



Comment parvenir à l’atteinte de ces objectifs ?


Me Agboyibo : C’est à travers cette question que l’on appréhende mieux en quoi les discussions en vue constituent un défi de taille. Elles seraient une nouvelle tentative vaine si elles ne parviennent pas à faire sauter les verrous institutionnels dont la plupart remontent au temps du feu Président Eyadema. Pour y apporter des solutions appropriées, il faut se garder de s’en tenir à leurs aspects techniques en commençant par identifier leurs racines.

Le long de notre entretien, je crois avoir fait ressortir que parmi les multiples facteurs qui ont servi de prétextes au verrouillage des institutions, le plus décisif est la peur. J’ai montré en quoi la peur de perdre le pouvoir est à l’origine des verrous introduits dans la constitution de 1992. Le processus démocratique a été affecté et continue à être affecté par d’autres formes de peur : le refus de servir la vérité par peur d’être persécuté, le repli géo-tribal et ses implications sociales, le refus de dialoguer avec l’adversaire par peur des dénigrements, la résignation devant l’oppression et la trahison de la conscience par peur de perdre les avantages de la compromission, etc.


Il n’est pas possible, dans le cadre de cet entretien sommaire, de donner mon point de vue sur la manière de traiter les différents verrous institutionnels, suivant la nature de la peur qui les sous-tend. Je me bornerai à titre indicatif à évoquer les tiraillements que notre pays a connus à l’occasion des modifications apportées aux textes régissant les manifestations de rue.

La rue est dans tous les pays démocratiques un lieu d’expression des besoins du Peuple et de revendication des droits individuels et collectifs à caractère civile, politique ou socioéconomique à l’adresse des gouvernants. Plus les citoyens sont nombreux à y prendre part, plus les gouvernants ressentent la nécessité de répondre à leur attente. Dans cette optique, la peur d’y participer est un manquement au devoir citoyen.



Cela dit, il est inadmissible de chercher à faire de la rue un lieu de conquête du pouvoir dans la mesure où le risque de confusion des fins est de nature à justifier les inquiétudes des gouvernants et à desservir l’utilisation de la voie publique comme moyen de défense des droits humains et des libertés publiques.



Un mot de fin ?

Me Agboyibo : Tout juste pour dire deux choses en guise de conclusion.

Le dialogue en perspective pour les réformes constitutionnelles et institutionnelles n’est pas tout d’abord une opération technique de relecture et de réécriture des textes, mais une mission éminemment politique dévolue à des acteurs expressément désignés à cet effet par le chapitre III de l’APG.


Il va ensuite être difficile, voire impossible de réaliser ces réformes dans l’optique et dans l’esprit conformes à l’APG, sans mettre les acteurs politiques en confiance mutuelle dans l’intérêt des populations et sans sensibiliser les citoyens sur l’ensemble du territoire national contre la peur en soi et l’incitation de l’adversaire à la peur.


Interview réalisée par Olivier Adja/ ©Afreepress juin 2016