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Jacques Chirac vu d’Afrique

Afrique - Opinions
Par
Antoine Koffi AGNIDE

Jacques Chirac, président de la France, de 1995 à 2007, est mort le 26 septembre 2019 à Paris. Comme on pouvait s’y attendre, les hommages ont plu, continuent de pleuvoir et pleuvront. De Paris aux grandes capitales européennes et occidentales, en Asie et en Afrique, on salue la grandeur de l’homme, sa maîtrise des affaires de l’Etat, ses positions avant-gardistes sur le changement climatique, son refus d’engager la France dans une guerre aux conséquences criminelles aux côtés des puissances alliées en Irak. Oui ! Jacques Chirac est un grand homme aussi bien en France qu’à l’international. Les grands médias mondiaux ont rendu à Chirac ce qui est à Chirac, l’hommage. En Afrique, beaucoup de Chefs d’Etat, anciens comme en fonction, amis de la France et de Chirac, ont salué la mémoire de l’homme. Cependant, l’unanimité autour de l’illustre disparu en France, et peut-être ailleurs dans le monde, est loin d’être le cas dans les capitales africaines. En dehors des voix officielles qui ont rendu hommage à un ami de l’Afrique, les opinions publiques africaines ont vu en Jacques Chirac plus un allié et une ancienne figure tutélaire des régimes peu recommandables de l’Afrique francophone. Mais, si les Français ont le droit de célébrer leur ancien Président, ceux qui voient en Chirac un personnage ambivalent qui n’a pas toujours joué le bon rôle ont-ils tort ? Dans tous les cas, le contraste entre les opinions publiques africaines et l’opinion publique française sur Jacques Chirac après sa mort est loin d’être un fait divers, un fait de moindre importance.

Par-delà les deux opinions, la question fondamentale qui mérite d’être soulevée est celle du régime de perception ou de l’objectivité de la représentation que les français se font de leurs anciens présidents disparus. De De Gaulle à Chirac en passant par Pompidou et Mitterrand, on est en face d’un patriotisme nationaliste à la française qui s’adapte mal à la mondialité du monde actuel. L’action des dirigeants français, comme d’ailleurs celle des dirigeants des autres puissances occidentales, impacte trop le monde pour être appréhendée dans le seul registre national. Une appréhension objective de Chirac et de son œuvre voudrait que l’on tienne compte des voix extérieures, des voix non-françaises, que l’on aille au-delà du cadre étroit du prisme français, pour éviter ce qu’Amartya Sen a appelé dans son livre L’idée de justice (2012) le « biais localiste ».
Jacques Chirac, un symbole du nationalisme français, un héros national

Jacques Chirac a eu un parcours exceptionnel. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’ENA, ancien haut fonctionnaire, maire, député, secrétaire d’Etat, ministre, il a été Premier ministre, député européen, Président de la République Française, membre du Conseil constitutionnel français. Presqu’un demi-siècle de vie politique ! Quel parcours ? Les français et leurs amis ont raison de célébrer l’homme. La classe politique française connue pour ses querelles idéologiques et intestines rend comme un seul homme hommage à Chirac. Le personnage est rassembleur et a rassemblé autour de sa mémoire les français. Le Président Emmanuel Macron a salué dans son hommage à Chirac celui qui « portait en lui l’amour de la France et des Français », « un destin français », qui « fit tant pour notre Nation, nos valeurs, la fraternité et la tolérance. Il eût notre République chevillée au corps tout au long de sa vie ». François Hollande, ancien Président français, a salué « un combattant » qui a « su établir un lien personnel avec les Français », qui « croyait en la France » et mu par la « volonté de la faire respecter partout dans le monde ». Il est aux yeux de Nicolas Sarkozy, ancien Président, celui qui a « incarné une France fidèle à ses valeurs universelles et à son rôle historique ». Il a mérité le respect de Jean Mari Le Pen et de sa fille Marine Le Pen, même si cette dernière n’a pas finalement pris part aux hommages officiels rendus à Chirac sur demande de sa famille. Les hommages à Chirac étaient nombreux et on peut en citer infiniment.

Chirac ne s’est pas contenté d’être un politicien. En tant que Président de la République Française, a su incarner l’idéal républicain. Pour lui, la France passe avant toute autre considération. Il a gouverné la France dans un esprit public et d’équilibre, en tout cas, c’est ce que les Français pensent majoritairement de l’homme qui a déclaré un jour : « On ne peut pas être un homme d’Etat si l’on ne sait pas garder un certain équilibre.» Chirac est politiquement de la droite, mais pour lui, l’idéologie politique compte moins que la France. Il a porté la voix de la France à l’international pendant les 12 ans de sa présidence. Chirac n’était pas un ange, mais il n’était pas non plus un diable. Dans la tête d’une catégorie importante de Français, la droiture et l’humanisme de l’homme l’emportent sur ses indélicatesses. « Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts », disait son compatriote François de La Rochefoucauld au XVIIe siècle dans Réflexions ou Sentences et Maximes morales. Chirac est l’un des symboles contemporains du patriotisme nationaliste français et les Français ont choisi voir en lui un héros national. En mai 2015 déjà, 63% des Français disaient qu’il été un bon Président de la France. Le 26 septembre au soir, le jour même de sa mort, près de huit sur dix personnes interrogées considèrent que Chirac a été un bon Président de la République. Chirac rentre dans l’Histoire comme l’un des grands présidents français contemporains dont la grandeur dépasse la France en tant que cadre territorial de référence.

Les grands hommes ne sont pas que des gens de leur terroir, Chirac aussi
On ne naît pas grands hommes, on le devient. Les grands hommes sont ceux qui forgent leur destin en tirant parti de l’Histoire. Ils savent utiliser l’Histoire pour se bâtir. Hegel et les hégéliens diront qu’ils savent se laisser utiliser par l’Histoire universelle pour se faire. À l’international, Chirac s’est forgé l’image d’un homme en phase avec son époque. « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Cette phrase lancée par Chirac en 2002 en Afrique du Sud est diagnostique de notre état d’irresponsabilité actuelle. On sait qu’il faut sauver la planète pour sauver le monde et l’homme lui-même. Et pourtant, on ne fait pas grande chose. L’appel de Chirac à sortir de notre situation d’irresponsabilité et à agir pour le climat est actuel et fait de l’homme l’une des consciences écologiques du monde contemporain. Outre le registre climatique, l’Histoire retient que Chirac a été le personnage qui a opposé une fin de non-recevoir à l’allié américain dans le déclenchement de la scélérate guerre irakienne. Les issues de la guerre sont aujourd’hui connues et Chirac avait eu raison de défendre le multilatéralisme contre l’unilatéralisme de George W. Bush. Le musée de Quai Branly créé à l’initiative de Chirac est l’autre preuve manifeste de l’ambition de l’illustre disparu pour le monde dans sa riche diversité et pluralité des expériences humaines.
En Afrique, on garde plusieurs images de Chirac que les médias français se plaisent d’appeler « Chirac l’Africain ». Il est le dernier des Présidents français à avoir eu des relations des plus particulières avec les Chefs d’Etat africains. Il s’est présenté lui-même à plusieurs reprises comme étant l’ami de plusieurs Présidents africains. Dans le cercle restreint de ses amis africains, on comptait, entre autres, le Gabonais Omar Bongo Ondimba, le Togolais Gnassingbé Eyadema, les Ivoiriens Félix Houphouët-Boigny et Henri Konan Bédié, le Marocain Hassan II, le Camerounais Paul Biya, le Zaïrois Mobutu Sese Seko et le Congolais Dénis Sassou-Nguesso. Chirac est aussi connu en Afrique pour certaines de ses impertinences. En pleine conférence nationale béninoise en 1990, une occasion de refondation politique par excellence, Chirac en visite en Côte d’Ivoire pour une réunion de l’Association Internationale des Maires Francophones (AIMF) déclara que « le multipartisme n’est pas lié à la démocratie, et il y a des pays africains parfaitement démocratiques, comme la Côte d’Ivoire, qui sont des pays à parti unique et où la démocratie s’exerce au sein de ce parti unique ». Et comme si cette bourse ne suffisait pas, il a ajouté : « Le multipartisme est une sorte de luxe que ces pays en voie de développement n’ont pas les moyens de s’offrir. »

Autre fait abracadabrantesque chiraquien sur le continent : confronté à une rébellion armée en septembre 2002, Laurent Gbagbo, alors Président de la Côte d’Ivoire, appelle Chirac au secours en vertu des accords de coopération militaires entre la France et la Côte d’Ivoire. Chirac oppose une fin de non-recevoir à la demande de Gbagbo de l’aider à mater la rébellion, mais envoie en Côte d’Ivoire une force d’interposition actant la partition de fait du pays en deux. En novembre 2004, la tension monte entre la France et la Côte d’Ivoire après le bombardement de la caserne des soldats français de Bouake ayant fait neuf morts. En riposte, Chirac fait détruire l’aviation ivoirienne. De ses amitiés avec certains Chefs d’Etat africains peu recommandables en matière de gouvernance démocratique jusqu’à son jeu de trouble fête ivoirien en passant par ses vues approximatives sur l’aspiration démocratique en Afrique dans les années 1990, Chirac n’a pas toujours joué le bon rôle en Afrique. Appréhendé l’homme en tenant compte des voix non-françaises aiderait à le saisir aussi bien dans sa grandeur que dans sa complexité.

Tenir compte des voix non-françaises dans l’appréhension de Jacques Chirac et son œuvre
Dans ses Cahiers de prison, Antonio Gramsci a écrit : « Pour sa propre conception du monde, on appartient à un groupement déterminé, et précisément à celui qui réunit les éléments sociaux partageant une même façon de penser et d’agir.» Les Français ont leurs manières de penser et se représenter collectivement en tant que nation et communauté politique. Ils savent honorer leurs grands hommes et des gens de la trempe de Chirac. Mais, appréhender Chirac uniquement du point de vue français, c’est appauvrir l’homme. Tenir compte des voix non-françaises, dans la perspective d’une « impartialité ouverte », permettra d’avoir du personnage un regard plus objectif, exhaustif et complexe. L'« impartialité ouverte »,suivant Amartya Sen qui est lui-même un grand lecteur d’Adam Smith, désigne une procédure d’évaluation impartiale qui s’ouvre aux « yeux du reste de l’humanité» (cette dernière formule est d’Adam Smith) par opposition à l’« impartialité fermée » qui renvoie à un dispositif méthodologique d’impartialité dont la portée se limite au cadre d’une communauté politique de référence donnée. L’impartialité ouverte recourt dans la formation des jugements à des points de vue venus de l’extérieur du groupe focal pour éviter le biais localiste. Suivant le dispositif d’impartialité ouverte, l’appréhension de Chirac et de son œuvre doit intégrer les voix non-françaises. Tenir compte des voix transatlantiques, asiatiques, européennes non-françaises et africaines aidera certainement à enrichir le récit de vie de l’homme et de son œuvre. L’Afrique pourra apporter à l’histoire de vie de Chirac sa part de témoignages et d’expériences. Chirac vu d’Afrique n’est pas Chirac vu de France. Il est vu en effet en Afrique, et il s’agit ici des points de convergence entre Chirac vu de France et Chirac vu d’Afrique, comme un grand homme d’Etat français, une conscience environnementale, un partisan du multilatéralisme qui s’est à juste titre opposé à la guerre irakienne, un homme de culture, un chantre de la lutte contre les faux médicaments et celui dont l’initiative à sauver la vie à une catégorie importante de personnes porteuses de VIH/Sida en Afrique, et un ami de plusieurs anciens Chefs d’Etat africains.

Chirac est, en outre, vu d’Afrique et en Afrique, d’ailleurs comme ses prédécesseurs tels De Gaule, Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et Mitterrand, comme un Président français dont les intérêts de la France passent avant tout autre considération, une grande figure de la Françafrique qui est, selon Jean Gobert Tanoh, une belle intuition pervertie (2015). Il était l’ami des régimes très peu recommandables, et dans certains cas, leurs figures protectrices. Chirac, c’est aussi celui qui a tenu en juin 1991 des propos pas trop amicaux sur « le bruit et l’odeur » des musulmans et des noirs résidant en France, celui qui avait le pouvoir, dans certains contextes, de faire et de défaire les régimes, celui qui a sous-estimé les enjeux liés à la démocratie dans les années 1990 en Afrique, celui qui n’a été véritablement intéressé que par la fracture sociale française alors que la fracture sociale était internationale et mondiale. Il n’avait pas pris conscience du fait que la fracture sociale, où qu’elle soit dans un contexte de mondialité où il faut faire monde ensemble, pour parler comme Achille Mbembe et Souleymane Bachir Diagne, menace la stabilité du monde où qu’elle soit. L’appel chiraquien de 2008 par lequel il demande à ses compatriotes, mais aussi indirectement à d’autres acteurs concernés du monde, à « avoir un peu de bon sens pour rendre aux Africains ce qu’on leur a pris » puisqu’« une grande partie de l’argent qui est dans notre porte-monnaie vient précisément de l’exploitation depuis des siècles de l’Afrique », était arrivé un peu tard et vu en Afrique comme un défoulement individuel à visée thérapeutique. On est bien en face d’un personnage ambivalent ; grand, humaniste, mais aussi non ange.

Au demeurant, le temps est l'ennemi terrible et redoutable des hommes, mais les grands hommes savent avoir raison du temps, ceci par leurs œuvres dans l'Histoire. Les grands hommes savent impacter de diverses manières le monde. Ils sont conscients de la supranationalité de leur responsabilité dans l'Histoire. Jacques Chirac ne s'est pas contenté d'être français. Son engagement pour le monde et la cause du monde l'ont mis en phase avec la réalité du monde. Chirac est un symbole du patriotisme nationaliste français, mais aussi a été et demeure un citoyen du monde. Son histoire est paradoxes, échecs et succès. Vu d’Afrique, il reste un grand homme, mais aussi celui qui n’a pas toujours su jouer le bon rôle et occupé la bonne place. Mais, n’est-ce pas là aussi le destin des grands hommes ? Tenir compte des voix extérieures dans l’appréhension des grands hommes est toujours importante et aide à les saisir dans leur étonnante complexité.

Biographie de l’auteur
Docteur en Philosophie politique et juridique, Antoine Koffi AGNIDE est universitaire et enseignant-chercheur à l’Université de Lomé à la Faculté des Sciences de l’Homme et de la Société (FSHS). Membre du Laboratoire des Mutations Politico-juridiques, Economiques et Sociales (LAMPES), il s’intéresse dans ses recherches aux questions de justice et de réflexion normative sur la gouvernance démocratique, aux enjeux éthiques des politiques publiques, au management des ressources humaines et l’exercice du leadership ainsi qu’à à la résolution des conflits et la justice transitionnelle en Afrique.