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Kako Nubukpo: «On ne peut pas vouloir être indépendant, mais que ce soit les autres qui gèrent un élément majeur de notre souveraineté »

Afrique - Economie et Finances
Dans une interview accordée au journal lepoint.fr, l'économiste togolais Kako Nubukpo, fait une analyse de la situation depuis l'annonce du remplacement du franc CFA par l'éco dans huit pays d'Afrique de l'Ouest. Lisez plutot.
Le Point Afrique : Peut-on réellement qualifier d'historique l'annonce du remplacement du franc CFA par l'éco dans huit pays d'Afrique de l'Ouest ?

Kako Nubukpo : C'est une décision historique pour deux raisons. Premièrement, c'est la première fois depuis 75 ans qu'on change le nom de cette monnaie. C'est-à-dire que depuis le 26 décembre 1945, et malgré les différentes évolutions, on a gardé l'acronyme CFA pour « colonies françaises d'Afrique ». Ce qui fait que dans l'imaginaire populaire, le CFA n'a pas bougé. Mais étant de l'école institutionnaliste, je pense que la monnaie dépasse le seul cadre de l'économie. Parce que c'est ce qui renvoie à votre identité. Il suffit de se rappeler les débats qui ont eu lieu au moment de la création de l'euro. L'Allemagne ne voulait pas abandonner le deutsche mark parce que le mark, c'est l'identité allemande. Vous ne pouvez pas aujourd'hui demander aux Américains de compter en yen parce que leur identité, c'est le dollar. L'unité de compte de la monnaie, c'est la fonction première de la monnaie. La monnaie est un fait social total. Ce n'est pas que de l'économie. Et donc la décision qui a été annoncée samedi est un fait historique, un fait politique et un fait sociétal. La dimension symbolique est aussi importante que le reste. Et donc, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, le changement de nom de la monnaie est une rupture par rapport à l'ordre existant. De plus, ce nom est celui choisi pour la future monnaie unique des 15 pays de la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (Cedeao). Après, les modalités de cette rupture peuvent ne pas être évidentes tout de suite.

Deuxièmement, il faut souligner la fermeture du compte d'opération et le renoncement par Paris du dépôt d'au moins 50 % des réserves de change des pays de la zone franc auprès du Trésor français avec en sus le retrait des Français de toutes les instances de décisions de l'UEMOA. Toutes ces décisions marquent bien la fin d'une époque, puisque la France sort de la gestion monétaire quotidienne des États de l'UEMOA.

Quels sont les ressorts qui ont conduit la France à opérer un tel revirement après des années de statu quo ?

C'est un faisceau de convergences qui a conduit à accélérer les choses. Il y a eu un élargissement des parties prenantes dans le débat qui a permis de banaliser au sens positif du terme, ce qui apparaissait au départ comme une polémique. Cela a permis d'analyser les termes du débat et finalement de le médiatiser aussi. Et moi, je vois quatre parties prenantes qui ont impulsé la décision des chefs d'État français et africains.

Il y a le travail des chercheurs et économistes. J'ai coécrit avec d'autres collègues l'ouvrage Sortir l'Afrique de la servitude monétaire : à qui profite le franc CFA ?, sorti en 2016. Il y a eu mon histoire personnelle et douloureuse avec mon éviction de l'Organisation internationale de la Francophonie après la publication d'une tribune dans le Monde Afrique en 2017 à la suite de la visite du président Macron à Ouagadougou. Il y a eu des colloques ouverts au public, des émissions grand public et j'ai encore tout récemment consacré tout un chapitre au franc CFA dans mon dernier ouvrage.

Ensuite, il y a les sociétés civiles africaines et les diasporas qui se sont mobilisées. On a aussi vu des figures comme Kémi Séba qui a été jusqu'à brûler un billet de 5 000 francs CFA en public à Dakar. Différents mouvements comme Y'en a marre au Sénégal, le Balai citoyen au Burkina Faso qui ont aussi rué dans les brancards. Le rôle de ces divers acteurs a été fondamental, car ce sont eux que le président Emmanuel Macron a écoutés. Selon moi, le président français a joué un rôle parce que n'oublions pas qu'il a créé le Conseil présidentiel pour l'Afrique, dont le rôle est de remonter les souhaits des sociétés civiles africaines du continent et de ses diasporas.

Le deuxième bloc, c'est le Fonds monétaire international. En 2016, Christine Lagarde s'était déplacée en personne à Yaoundé pour solliciter de la part des chefs d'État de l'Afrique centrale une dévaluation du franc CFA, parce qu'elle estimait que les réserves de changes de la Cemac étaient quasiment proches de zéro. Depuis la dévaluation de 1994, le FMI est resté très vigilant sur la gestion monétaire dans la zone franc, c'est un élément de pression additionnel.

Le troisième bloc, c'est la Chine. Il y a une poussée de la Chine sur le plan économique, mais aussi monétaire. Parce que nos États se sont fortement endettés vis-à-vis de la Chine et ont été obligés de négocier avec le FMI pour des remises de dettes. Je donne l'exemple du Congo-Brazzaville. La Chine est rentrée dans la zone franc par le biais de l'endettement et aussi par le biais de ce qu'on appelle « l'Angola mode ». Depuis le 15 août 2016, l'Angola a adopté la monnaie chinoise ayant cours légal et pouvoir libératoire sur tout le territoire. En août 2018, le Nigeria aussi a passé un accord avec la Chine qui permet de contourner le dollar et l'euro pour faire des transactions entre le yuan chinois et le naira nigérian. En fait, cette internationalisation des échanges a donné l'impression que le franc CFA était une sorte de relique coloniale. Le dernier bloc, c'est l'arrivée dans le débat de pays européens comme l'Italie, qui a fortement attaqué la France en disant qu'avec le franc CFA elle maintenait des colonies en Afrique pour citer les propos de Luigi Di Maio et Matteo Salvini au printemps dernier. Puis il y a eu le sommet Russie-Afrique de Sotchi où les Russes ont clairement pris fait et cause pour les anti-CFA.

Pourquoi la décision de mettre fin au franc CFA ne concerne-t-elle que la zone UEMOA et non l'ensemble des quinze pays ?

La Cedeao, qui a enclenché le 29 juin 2019 à Abuja son processus de création d'une monnaie commune, a par ce fait favorisé l'évolution en Afrique de l'Ouest. C'est-à-dire que l'alternative crédible est déjà mise en branle. Vous n'avez pas le même processus en Afrique Centrale. Ensuite, il y a effectivement les Comores, qui n'ont pas pour le moment d'autre d'alternative. Mais la situation peut tout à fait évoluer dans les prochaines semaines ou les prochains mois pour l'Afrique centrale et les Comores.

Est-ce que la réforme annoncée du CFA ne va pas « court-circuiter » le projet de monnaie unique de la Cedeao qui englobe les quinze pays de la zone ouest-africaine ?

C'est le contraire. On peut dire que les décisions qui ont été annoncées vont faciliter la mise en place de l'éco. D'un côté, nous avons, la Cedeao qui a décidé lors du sommet du 29 juin 2019 à Abuja de créer en 2020 une monnaie commune appelée l'éco. Dans ces textes, l'organisation a mis en place des critères de convergence. Il y en a six qui portent notamment, sur le déficit budgétaire, sur l'inflation, sur la dette, sur les réserves de change, etc. Or il se trouve qu'aujourd'hui ce sont les pays de l'UEMOA qui respectent le mieux ces critères. Tout simplement parce qu'ils existent déjà au sein de l'UEMOA depuis 1999

Il se trouve que les critères exigés pour les pays qui veulent entrer dans l'éco sont à peu près les mêmes que ceux de l'UEMOA. Ils sont même plus relâchés puisque dans l'UEMOA on exige par exemple un taux d'inflation inférieur ou égal à 3 % alors que dans la Cedeao, on demande un taux d'inflation inférieur ou égal à 10 %.

Est-ce que ça ne va pas créer de tensions entre les pays francophones de l'UEMOA et d'autres comme le Nigeria, plus préoccupé par la future monnaie…

Le Nigeria a exigé que les pays de l'UEMOA rompent tout lien avec le Trésor français avant la concrétisation de l'éco. C'est désormais chose faite avec l'annonce de la fin du franc CFA. Cette décision a créé une convergence des intérêts pour chacun des pays de la région ouest-africaine.

Donc, il n'y aura pas de division entre anglophones et francophones ?

A priori non, puisque ce sont les quinze pays qui se sont mis d'accord sur les critères de convergence. Il y aurait un problème si l'un des membres de l'UEMOA respectait les critères et se voyait refuser l'entrée dans l'éco.

Le sujet qui fâche, c'est la parité fixe de la future monnaie, l'éco avec l'euro.

Le taux fixe de l'éco avec l'euro est une mesure transitoire. Le président Alassane Ouattara l'a dit explicitement durant la conférence de presse. C'est uniquement pour rassurer les investisseurs. Quand on crée une nouvelle monnaie, il faut prendre en compte les risques de fuite des capitaux ou d'inflation comme c'est le cas dans d'autres pays d'Afrique. Ne pas maintenir le taux fixe pourrait provoquer la chute du franc CFA sur le marché.

Mais vous avez toujours défendu l'argument selon lequel l'arrimage à l'euro, monnaie forte, pose problème pour les économies de la région.

Je le pense encore. C'est pourquoi je dis qu'il faut rester vigilant sur cette question. Pour moi, le taux de change fixe entre l'éco et l'euro n'a de sens que si c'est pour une période transitoire pour rassurer les marchés. Mais ce que les chefs d'État de la Cedeao ont décidé le 29 juin dernier à Abuja, c'est qu'à terme l'éco serait en taux de change flexible. En fait, l'éco sera indexé sur un panier de devises mondiales comme le dollar, le yuan chinois, le yen etc. Ce qui reflétera mieux la diversité de nos partenaires économiques.

Les décideurs auront ainsi une plus grande marge de manœuvre puisque l'éco pourra fluctuer. Aujourd'hui, le problème du CFA, c'est que quand l'euro monte, le CFA monte aussi mécaniquement et ce n'est pas bon pour la compétitivité de nos pays en particulier pour l'exportation de nos produits. Mais quand vous avez une monnaie plus flexible, vous avez une marge de manœuvre plus importante et vous pouvez apprécier et dépréciez celle-ci selon vos exigences de compétitivité.

Il faut bien comprendre que la décision qui a été prise est historique dans le sens où la souveraineté monétaire passe de Paris à l'Afrique de l'Ouest. Ce que je dis aux dirigeants est qu'on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. On avait un garant qui était la France, mais on a estimé que le fait d'être indépendant n'était pas compatible avec la sous-traitance de notre souveraineté monétaire à Paris. Maintenant, nous récupérons notre souveraineté monétaire, c'est à nous de la gérer. On coupe le cordon ombilical. Ce sont des responsabilités. On ne peut pas vouloir être indépendant, mais que ce soit les autres qui gèrent un élément majeur de notre souveraineté, il faut être conséquent. En tout cas, le président Emmanuel Macron s'est débarrassé de ça. Il faut espérer que nos chefs d'État soient prêts aussi.

Paris conserve quand même son rôle de garant financier pour les huit pays de l'UEMOA, pour quelles raisons ?

Ce sont les chefs d'État africains qui ont demandé à la France de conserver pour un temps la garantie. Parce que quand les marchés savent que la France garantit, ils sont plus en confiance. La réalité, c'est que nous sommes perçus moins crédibles que la France. C'est la conséquence de la faiblesse de la gouvernance dans nos pays. Les marchés n'ont pas confiance dans nos pays et ça, c'est la vérité. Ça se joue au niveau de la confiance. Dans l'absolu, la France n'aura pas besoin de mettre la main à la poche. Il y a suffisamment de réserves pour assurer la convertibilité de la future monnaie.

Sauf en cas de crise…

En effet, si la BCEAO faisait face à un manque de disponibilités pour couvrir ses engagements en devises, elle pourra se procurer les euros nécessaires auprès de la France. Cette garantie devrait prendre la forme d'une « ligne de crédit ».

Que vont devenir les réserves de changes estimés à 19 milliards d'euros…

Les réserves fluctuent entre 15 et 19 milliards bon an, mal an. La Banque centrale des États d'Afrique de l'Ouest ne devra plus déposer la moitié de ses réserves de change auprès de la Banque de France, elle sera libre de placer ses avoirs dans les actifs de son choix auprès des différentes institutions bancaires ou financières. J'ai proposé par exemple que ces réserves soient déposées auprès de la Banque des règlements internationaux située à Bâle en Suisse. Cette banque a été créée pour effectuer les règlements internationaux. L'objectif des réserves de changes, c'est de payer nos importations et de réceptionner le produit de nos exportations, donc elles servent pour des règlements internationaux. Un pays comme Madagascar qui n'appartient plus à la zone franc depuis 1973 a ses comptes auprès de la Banque des règlements internationaux. Mais c'est une proposition parmi d'autres. Au final, c'est la banque centrale qui doit arbitrer entre sécurité des dépôts et rémunération de ces dépôts, car il s'agit bien d'une épargne. Il faut juste s'assurer que l'institution auprès de laquelle le dépôt est effectué ne va pas faire faillite et que cet argent est bien rémunéré, car ça a une incidence sur le compte d'exploitation de la banque centrale.

Certains disent que pour aller au bout du processus et en finir avec le franc CFA, il faudrait aussi changer le lieu de l'impression des billets, c'est une question importante ?

La question symbolique qui se posait est que les francs CFA étaient imprimés exclusivement en France. C'est-à-dire par l'ancien colonisateur. Cela donnait l'impression que nous n'étions pas totalement sortis de la colonisation. Maintenant qu'on passe à l'éco et que vraisemblablement il y aura d'autres pays qui n'appartiennent pas à la zone franc qui vont faire leur entrée, il faudra définir les lieux et les modalités d'impression de l'éco.

À terme, pensez-vous que le gain de compétitivité sera si important pour la zone ouest-africaine ?

Si d'autres pays choisissent l'éco, ça va élargir le marché final. Si un pays comme le Ghana, qui est la deuxième économie de la Cedeao juste devant la Côte d'Ivoire, rentre dans l'éco, ça va agrandir l'espace économique. En plus, avoir la même monnaie, ça réduit les coûts de transaction, ça annule les risques de changes. Après, il y a un élément qui n'a rien à voir avec la monnaie, mais qui est essentiel pour accroître les échanges, c'est qu'il nous faut transformer sur place les matières premières.

Source: lepoint.fr